mardi 2 décembre 2014

Ivresse coupable...


Gérard ! Sers-moi un entier ! Sans faux col hein ? ,Gilbert  alpaguait toujours son bistrotier préféré ainsi. Cela faisait cinq ans maintenant qu'aux aurores il apparaissait à la porte du bar de Gérard. Personne n'ignorait qu'il était au chômage et qu'il s'abîmait dans les profondeurs insoupçonnées du houblon pour oublier sa femme, ses enfants et son ancien poste de directeur commercial de la Sogecepp, la Société Générale des Conducteurs et Porteurs de Plis. Gérard savait qu'il avait l'alcool mauvais, mais cela n'impressionnait pas ce patron de bar, ancien 5e Dan de Jiujitsu, aussi large de corps que d'esprit. Puis, se disait-il, ce Gilbert va comme d'habitude se tirer vers 19h pour aller dans la rue des Pochetrons, pour se finir au rosé et au tord-boyaux. En attendant l'heure de la délivrance, Gérard lui servit donc deux demis de Kro. Il ne comprenait pas comment Gilbert pouvait boire cette flotte chargée en alcool sans hauts-le-cœur. Il en était déjà à son cinquième verre.
Gérard ! Je te le dis en face ! Tout ça c'est la faute des chinois. Si ma femme s'est barrée avec les gosses, c'est la faute de ces connards de jaunes qui ont racheté ma boîte ! Ma p'tite Lulu elle me disait bien que j'étais le meilleur au boulot ! ...Mon rayon de miel... Tu t'es tirée avec Thierry parce qu'il avait eu une promotion lui.... Saaaaaaaalope ! Toutes des salopes, Gérard. Toutes, sauf...
Gérard commençait à voir rouge. À force d'entendre ce pochetron de Gilbert divaguer sur sa femme, cela commençait à lui rappeler son propre divorce qui avait failli lui coûter son outil de travail, son établissement. Il préféra rétorquer Oui toutes sauf ta mère, mais ta mère Gilbert elle t'a déjà dit d'arrêter de forcer sur la bibine.  T'es bien plein là, et en plus c'est pas de la petite bière que tu bois. Dans le métier on appelle ça de la pisse-ivrogne, et ivrogne tu commences à l'être. C'était déjà à cause de l'alcool que tu as perdu ton permis non ? Tu vas gueuler ton malheur envers qui la prochaine fois que les flics te contrôleront à 2,5g au volant ? Les flics, ils vont t'envoyer au trou, j'te le dis. Avec le sursis qui plane au-dessus de toi ça va faire mal... Allez, t'es bien gentil Gilbert mais tu arrêtes l'alcool et maintenant je te sers que des cafés.
En entendant cette provocation caractérisée, le sang de Gilbert ne fit qu'un tour. Il se leva, prit le tabouret de bar sur lequel il était assis et, en le balançant à travers la salle, il hurla Tous des pourris ici ! Y a que des connasses ici, que des chieurs et pas un type bien pour me servir le petit verre qu'y me faut ! Gérard !  Je t'ai dit que c'était la faute des jaunes si j'ai perdu mon boulot ! Mon boulot et ma femme c'était toute ma vie ! Si on peut même plus bosser tranquille chez nous en France, y nous reste quoi ? Puis je m'en fout de ces tarlouzes de flics ! Je les encule eux et leurs contrôles de meeerde ! Et la juge aussi je lui pisse à la raie. C'est de sa faute si j'ai plus mes gosses. Je suis pas alcoolique, je suis un genletman de la bière moi...Un genl...teman... Parfaitement ! Allez salut bande de cons ! J'vais boire ailleurs !
L'explosion de violence avait tétanisé Gérard et les autres clients. C'était la première fois que ce Gilbert était physiquement violent, et bien la première fois qu'il partait de son plein gré.
Cependant, Gérard n'avait pas l'esprit à se réjouir. Gilbert n'était pas bien du tout, il savait qu'il ne fallait pas le chatouiller à propos de son travail ou de son alcoolisme. Puis ce pauvre homme était si beau dans son ivresse, habituellement, un véritable matador de bar-tabac. Gérard se souvint de la fois où Gilbert l'avait embrassé, complètement rond, après qu'il l'eût réconforté le jour où sa femme l'avait quitté. Et le jour où sa femme à lui Gérard l'avait quitté, Gilbert avait été le seul à se soucier de son moral pendant des mois. Il lui avait même offert un exemplaire de collection de son livre favori le jour de son anniversaire... Gilbert était un con, mais un con affectueux. Tout en s'excusant pour le désordre causé par ce gras gueulard auprès de ses clients, Gérard ramassa les débris du tabouret. Il avait explosé sur le mur. En relevant la tête pour se redresser, il ne vit pas grand chose. Une ombre titubante qui allumait quelque chose dans sa main. Un fracas de verre contre la vitrine, scintillant à la lueur des lampes...
Soudain il était une torche vivante, courant désespérément, se roulant par terre dehors, sous la pluie battante, aux pieds de son agresseur pour éteindre le feu dévorant.
Il sentit un liquide froid couler sur lui, des couvertures collées sur lui, brisant les flammes. Et toujours la douleur...
Gérard perdit enfin conscience lorsque retentirent dans ses oreilles les supplications de Gilbert Nooon connards de flics ! Lâchez-moi ! C'est pas moi ! C'est les connards de jaunes ! C'est leur faute ! C'est toujours leur faute ! Y m'ont pris ma femme, mon boulot, mon pote Gérard ! Je vais les niquer sa mèèère ! C'est pas ma faute ! Bande d'enculééés !

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